Au Québec, la situation sociale des personnes handicapées stagne depuis des décennies, les avancées dans un domaine s’accompagnant de reculs dans un autre, résultat d’une succession de décisions politiques néolibérales et capacitistes. Que ce soit l’accès à l’emploi, à un logement, aux transports, à de l’aide humaine ou aux commerces de proximité, les barrières que doivent franchir les personnes handicapées pour participer à notre société sont nombreuses et tenaces.

Marie-Eve Veilleux
Création de communautés d’échange
et de soutien est au cœur de son activisme.
Résumé
Au Québec, la situation sociale des personnes handicapées stagne depuis des décennies, les avancées dans un domaine s’accompagnant de reculs dans un autre, résultat d’une succession de décisions politiques néolibérales et capacitistes. Que ce soit l’accès à l’emploi, à un logement, aux transports, à de l’aide humaine ou aux commerces de proximité, les barrières que doivent franchir les personnes handicapées pour participer à notre société sont nombreuses et tenaces. Deux ans après l’adoption de la Loi canadienne sur l’accessibilité et alors que les provinces canadiennes adoptent l’une après l’autre des lois beaucoup plus contraignantes pour éradiquer les obstacles à l’accessibilité, la question ne semble pas effleurer l’esprit de nos décideuses et décideurs et est encore bien marginale au sein du discours public au Québec.
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Introduction
La recherche sur le handicap devrait permettre d’outiller tant les personnes en position de pouvoir que les militantes et militants, mais, faute de reconnaissance et de visibilité, les décisions restent généralement prises par des personnes qui connaissent peu les réalités des personnes handicapées et encore moins les effets du capacitisme sur leurs propres réflexions et orientations. Ces décisions sont donc influencées par d’autres impératifs, notamment économiques. Devant cette situation, les contre-pouvoirs jouent un rôle essentiel pour faire respecter les droits des personnes handicapées et éviter les reculs. Cependant, le contexte de défense des droits des personnes handicapées traverse également une période difficile. Sous financés depuis des années, les organismes du milieu des personnes handicapées font des miracles avec les moyens du bord, mais leurs revendications n’arrivent malheureusement pas à s’imposer dans les médias et le discours public.
En août 2020, Jonathan Marchand a campé devant l’Assemblée nationale pour exiger sa libération du CHSLD où il était forcé de vivre depuis près de dix ans en raison de son utilisation d’un respirateur et son besoin d’aide humaine au-delà de la limite allouée pour habiter à domicile. Cette action avait permis d’occuper l’espace médiatique pendant plusieurs jours et a mené à une entente de projet pilote négociée avec le gouvernement. Cette attention de la part des médias a rapidement été éclipsée par d’autres faits divers, mais ceci n’est pas inhabituel. Par exemple, la rémunération des personnes ayant une déficience intellectuelle a fait la manchette quand Walmart a mis fin à un programme d’employabilité1. Cependant, le problème de l’exploitation de ces personnes est bien plus sérieux2, mais il a été si vite remplacé par d’autres faits divers. Néanmoins, je croyais quand même assister à la (re)naissance d’un mouvement de contestation pour revendiquer notamment le droit de choisir son lieu de résidence et son indépendance. Un an après l’action, le gouvernement a laissé tomber l’entente conclue avec Jonathan Marchand, préférant gérer l’accès à l’aide humaine au cas par cas, ce qui fait porter le fardeau aux individus et non aux institutions. Ce nouveau souffle s’est donc avéré bien bref – peut-être parce que les personnes handicapées sont justement à bout de souffle en raison de luttes du quotidien, exacerbées par la pandémie.
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1 Radio-Canada (2018, 29 mars), Walmart congédie ses employés présentant une déficience intellectuelle.
2 Rettino-Parazelli K. (2018, 7 avril), L’affaire Walmart n’est que « la pointe de l’iceberg », Le Devoir.
Le rôle de la communauté scientifique
Au milieu de ces constats, j’ai eu envie de me pencher sur le rôle de la communauté scientifique dans la propulsion de changements sociétaux en faveur de l’émancipation des personnes handicapées. Mes lectures sur les différents rôles que peuvent jouer les scientifiques m’ont dirigée vers la recherche militante, qui me semble une option nécessaire pour sortir le Québec de sa torpeur en ce qui a trait aux droits des personnes handicapées. Dans les prochains paragraphes, je tenterai d’offrir un aperçu de ce rôle dans un contexte de la recherche sur le handicap, sujet assez peu abordé en français.
Dans un article mettant en parallèle le militantisme académique de chercheuses et chercheurs œuvrant en agriculture urbaine aux États-Unis et la culture universitaire française, Salomon Cavin et coll. définissent la recherche militante comme devant permettre « de formuler et de mettre en œuvre des stratégies d’émancipation3 ». Ayant émergé de « traditions critiques les plus ancrées dans ce pays » et « s’inscri[vant] dans la continuité historique de la lutte pour les droits civiques et la défense des minorités ethniques », la posture militante de certaines communautés scientifiques états-uniennes n’est pas étrangère à la « réévaluation critique des catégories de pensée dominante en sciences sociales », notamment avec les études féministes ou les études postcoloniales. Cette remise en question des relations avec le pouvoir et des rapports d’oppression permet ainsi de « produire des savoirs d’action4 ».
Dans un aperçu de différentes postures des scientifiques dans leurs rapports au militantisme, Vézina et Gagnon définissent la posture « avec le militantisme » comme une « opportunité de remettre en question, de critiquer, de changer, de transformer [qui] se mobilise ainsi, en partant d’un positionnement épistémologique et méthodologique qui se veut propice à l’action5 ». Dans une étude de cas où l’une des autrices a adopté personnellement la posture « avec le militantisme » pour ses recherches doctorales et postdoctorales en sciences infirmières, elle partage le besoin pour le scientifique de « faire appel à des concepts et des théories qui peuvent d’une part, lui fournir les outils nécessaires pour remettre en question ce qui est pris pour acquis (incluant des pratiques cliniques) et d’autre part, le guider dans la production de savoirs infirmiers politiques6 ». Cette focalisation sur l’action afin de transformer le système en place est ce qui, de mon point de vue militant, manque grandement à la recherche en contexte québécois.
Une des raisons qui pourrait expliquer l’hésitation des chercheuses et chercheurs à adopter une posture militante est l’impression de perte d’objectivité. Cette question est au cœur de débats, notamment au Québec où la vision majoritaire de la recherche est celle de la neutralité, que Vézina et Gagnon définissent comme une posture du scientifique « face au militantisme », c’est-à-dire « un processus rigoureux, neutre, objectif, impartial qui se déroule dans l’univers académique et qui produit un savoir “au service des cercles scientifiques qui s’auto-évaluent7” ». De plus, le contexte actuel semble particulièrement hostile aux scientifiques qui souhaitent mettre en lumière les rapports de pouvoir et critiquer l’ordre établi, pensons notamment à la saga du mot en «N»8 à l’Université d’Ottawa ou même une chronique dénonçant l’ouverture d’un poste universitaire sur l’éducation anti-raciste9 à la même université comme étant de la pseudo-science. À ce sujet, Vézina et Gagnon rappellent que « tout chercheur est socio-historiquement situé10 ». Chaque décision est ainsi teintée de subjectivités dont il est impossible de se débarrasser. Depuis plusieurs décennies, de nombreuses figures de la recherche et du militantisme affirment qu’au lieu de valoriser la neutralité, il serait plus bénéfique de mettre au jour nos subjectivités, de les prendre en considération et de les faire coexister avec les savoirs et méthodes théoriques. Vézina et Gagnon précisent que la posture du scientifique envers le militantisme « renvoie à une dynamique et non, en soi, à un statut11 », ce qui permet une fluidité dans le temps et selon le sujet, les circonstances, etc.
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3 Salomon Cavin J., Boisvert V., Ranocchiari S., Dusserre-Bresson Q., & Poulot M. (2021), « L’engagement militant dans la recherche en agriculture urbaine. Réflexions sur le contexte français au miroir du scholar activism nord-américain », Natures Sciences Sociétés, vol. 29, n° (3), p. 291.
4 Idem.
5 Vézina C., Gagnon M. (2014), Aporia, vol. 6, n° 2, p.35.
6 Idem.
7 Idem., p. 31.
8 Fortier M. (2020, 20 octobre), Le milieu universitaire dénonce une « attaque » contre la « liberté académique ». Le Devoir.
9 Facal J. (2022, 22 décembre), L’Université d’Ottawa n’est que la pointe de l’iceberg, Journal de Montréal.
10 Vézina C., Gagnon M. (2014), op. cit., p. 31.
11 Idem., p. 30.
Conclusion
S’ouvrir à cette perméabilité entre objectivité et subjectivité permet aux scientifiques d’aiguiser leurs réflexions sur leurs propres biais. D’où vient mon intérêt pour le handicap? Quelles expériences de recherche et quels savoirs m’ont été offerts lors de ma formation? Quelles sont les recherches financées par les bailleurs de fonds? Qui sont ces bailleurs de fonds? Est-ce que ma méthodologie reproduit les relations de pouvoirs vécues par les participantes et participants à ma recherche? Est-ce que le savoir que j’ai produit a fait une différence dans la communauté que j’ai étudiée? Ces questions ont toutes une influence sur les décisions de poursuivre un sujet en particulier, de concevoir une étude de telle façon, etc. Et elles sont à la base, à mon avis, de la recherche militante.
La recherche militante est de plus en plus reconnue, notamment aux États-Unis où l’Institut Paul K. Longmore sur le handicap vient d’annoncer un financement d’un million de dollars pour organiser des ateliers visant à soutenir les chercheuses et chercheurs sur le handicap faisant de la recherche militante12. Loin de moi la volonté que l’ensemble des chercheuses et chercheurs sur le handicap se joignent au militantisme. Toutefois, je vois en la recherche militante une communauté à développer au Québec pour soutenir davantage l’émancipation des personnes handicapées au sein de notre société.
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12 Longmore Institute (2023, 3 janvier), EMERGE project announcement, Paul K. Longmore Institute on Disability.
Bibliographie
Boucher N. (2004), « Handicap, Recherche et Changement Social. L’émergence du paradigme émancipatoire dans l’étude de l’exclusion sociale des personnes handicapées » Lien Social Et Politiques, (50), 147–164. https://doi.org/10.7202/008285ar
Facal J. (2022, 22 décembre), L’Université d’Ottawa n’est que « la pointe de l’iceberg », Journal de Montréal, URL : https://www.journaldemontreal.com/2022/12/22/luniversite-dottawa-nest-que-la-pointe-de-liceberg.
Fortier M. (2020, 20 octobre), Le milieu universitaire dénonce une « attaque » contre la « liberté académique ». Le Devoir, URL : https://www.ledevoir.com/societe/education/588098/le-milieu-universitaire-denonce-une-attaque-contre-la-liberte-academique.
Lavigne C. (2007), « Analyse qualitative du rapport du chercheur à son objet, le handicap : Le chercheur impliqué dans une situation de handicap et travaillant sur le handicap, est-il un chercheur handicapé ? », Actes du colloque Bilan et prospectives de la recherche qualitative, URL : http://www.recherche-qualitative.qc.ca/documents/files/revue/hors_serie/hors_serie_v3/LavigneFINAL2.pdf.
Longmore Institute (2023, 3 janvier), EMERGE project announcement, Paul K. Longmore Institute on Disability, URL: https://longmoreinstitute.sfsu.edu/news/emerge-project-announcement.
Radio-Canada (2018, 29 mars), Walmart congédie ses employés présentant une déficience intellectuelle, URL : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1092259/walmart-programme-plateau-deficients-intellectuels.
Rettino-Parazelli K. (2018, 7 avril), L’affaire Walmart n’est que «la pointe de l’iceberg, Le Devoir, URL : https://www.ledevoir.com/societe/524679/l-affaire-walmart-n-est-que-la-pointe-de-l-iceberg.
Salomon Cavin J., Boisvert V., Ranocchiari S., Dusserre-Bresson Q., & Poulot M. (2021), « L’engagement militant dans la recherche en agriculture urbaine. Réflexions sur le contexte français au miroir du scholar activism nord-américain », Natures Sciences Sociétés, vol. 29, n° (3), pp. 288–298, DOI : https://doi.org/10.1051/nss/2021058.
Vézina C., Gagnon M. (2014), Aporia, vol. 6, n° 2, URL: https://doi.org/10.18192/aporia.v6i2.2849.