Henri Cartier-Bresson, mise en pratique (1)

Mur de Berlin, Berlin ouest, Allemagne, 1962
tirage argentique, image/feuille : 29.9 x 19.6 cm. (11 ¾ x 7 ¾ in.)
Collection Charles-Henri Favrod, Suisse
© Henri Cartier-Bresson

Mes étudiants me demandaient parfois, dans le cadre du cours «Sociologie Visuelle» que j’enseignais à l’Université Laval, si la photographie d’Henri Cartier-Bresson pouvait être qualifiée de sociologique ? En fait, si la pratique photographique de Cartier-Bresson a souvent été considérée comme étant influencée par la sociologie, en raison de son intérêt pour la capture de moments quotidiens et de scènes de la vie quotidienne, il est peut-être plus approprié de dire que sa photographie reflète des préoccupations sociologiques plutôt que d’être qualifiée de sociologique, puisque Cartier-Bresson n’a pas explicitement étudié la sociologie.

Toutefois, faut-il ici préciser que Cartier-Bresson a fortement été influencé par le mouvement surréaliste et le concept de «l’instant décisif» qui met en valeur l’importance de capturer des moments uniques et significatifs. Et la chose n’est pas anodine en ce qui concerne la pratique de la sociologie visuelle, car l’instant décisif peut effectivement mener à montrer des situations sociales contrastées. Par exemple, la photo ci-dessous, représentant une femme et un chien assis à une table de bistro, représente bien cet instant décisif qui souligne en même temps une certaine position sur le gradient social [lire la suite].

Selfie en mode touriste

© Olivier Moisan-Dufour, 2016

À Québec, chaque année, l’industrie du tourisme amène plusieurs groupes en provenance de différents pays. Les touristes asiatiques, bardés d’appareils photographiques de toutes sortes, se démarquent tout particulièrement, et les touristes japonais ne sont pas en reste. Non seulement les voit-on prendre de grandes quantités de photos, mais il est aussi intéressant de constater à quel point ils s’investissent dans le selfie. C’est donc ce phénomène que l’artiste Olivier Moisan-Dufour a voulu montrer à travers cette séquence de photos prises dans les environs de la Terrasse Dufferin attenante au Château Frontenac situé dans le Vieux-Québec.

Comme la photographie fait inévitablement partie d’un voyage, qu’elle le documente en quelque sorte, Olivier a tenté de mettre en exergue les attitudes et les postures du corps du touriste dans sa quête de la « bonne » photo qui enrichira à souhait les souvenirs personnels et familiaux. Et sa position, à ce sujet, va comme suit : « la photographie permet de documenter un voyage, et elle le fait sur le mode de la différenciation par rapport à la culture d’origine du touriste. Elle montre les différences culturelles, en précise le pittoresque ainsi que son côté singulier et spécial, souligne les différences architecturales, saisit la nature dans tout ce qu’elle a de dissemblable, de distinct, d’original et de particulier. » Avec les appareils numériques, de plus en plus performants et de plus en plus accessibles, il faut se rendre à une évidence : le monde est actuellement de plus en plus visuellement documenté.

Et ce monde visuellement documenté agit aussi comme soi en toile de fond. Si le touriste d’avant le téléphone intelligent ne se mettait pas lui-même en scène, voilà que ce dernier rend désormais possible le fait de s’incruster soi-même dans la trame visuelle d’une autre société. Tout ceci n’est pas anodin, car c’est aussi une nouvelle façon d’exister en montrant à son cercle d’amis, dans l’instantané, à travers les réseaux sociaux que l’on fait aussi quelque chose de passionnant de sa vie.

Partant de là, il devient possible d’accéder par procuration à la vie de certaines personnes à travers les images qu’elles ont publiées, nous donnant ainsi accès à leur niveau de popularité quantifié en mentions « J’aime ». D’ailleurs, la photographie de gauche et celle ci-dessous rendent bien compte de ce phénomène. Elles sont la démonstration éclatante du double selfie, c’est-à-dire photographier celle qui prend un selfie (la touriste de gauche) tout en se voyant soi-même (la touriste de droite) dans le téléphone intelligent de la touriste de gauche. C’est l’ultime selfie, l’ultime représentation de soi-même, se tenir par la main dans une position quelque peu inconfortable pour photographier celle qui prend un selfie afin d’avoir un effet de contre-plongée de soi-même.

© Photo : Olivier Moisan-Dufour, 2016
© Texte : Olivier Moisan-Dufour et Pierre Fraser, 2022

En attente d’une bordée de neige aux abords du fleuve

Comme tous les objets culturels, les photographies tirent leur signification de leur contexte. «Même les peintures ou les sculptures, qui semblent exister de manière isolée, accrochées au mur d’un musée, tirent leur signification d’un contexte composé de ce qui a été écrit à leur sujet, soit dans l’étiquette accrochée à côté d’elles, soit ailleurs, d’autres objets visuels, physiquement présents ou simplement présents dans la conscience de ceux qui regardent, et des discussions qui se déroulent autour d’elles et du sujet sur lequel portent les œuvres. Si nous pensons qu’il n’y a pas de contexte, cela signifie seulement que l’auteur de l’œuvre a intelligemment profité de notre volonté de fournir le contexte par nous-mêmes1

Que représente pour vous cette photo ? Un ancien moyen de transport que l’on attelait à un cheval en hiver ? Un artefact décoratif issu du milieu rural ? Peu importe la réponse, la signification donnée à cette photo est intimement liée aux connaissances historiques que l’on peut avoir à propos d’une époque révolue et de la fonction de cet objet.

En fait, une photo, quelle qu’elle soit, est une construction iconique, ce qui signifie qu’elle est invariablement une représentation encadrée de quelque chose de significatif que quelqu’un a créé dans un but précis à un moment donné. Ainsi, non seulement les photos ont une histoire et un sens, mais elles ont aussi souvent une carrière, voyageant d’un contexte à un autre, avec des significations radicalement différentes qui leur sont attribuées en cours de route au fil du temps.

© Texte : Pierre Fraser (PhD), 2022
© Photo : Pierre Fraser (8 octobre 2017), Isle-aux-Coudres (Charlevoix, Québec),
    derrière le «Motel écumé par la mer».

[1] Becker, Howard S. (1995) «Visual sociology, documentary photography, and photojournalism: It’s (almost) all a matter of context», Visual Studies, vol. 10, n° 1, p. 5.

Le pouvoir de l’image

Le visuel prédomine

Gymnase urbain (© Pierre Fraser, 2018)
Première confirmation (© Marie-Paule Léveillée, collection privée, 1938)
La dimension cachée des plateformes de partage

Citer cet article
Vignaux, G., Fraser, P. (2021). « Le visuel est partout ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 19-22. ISBN : 978-2-923690-6-2.

Dans un contexte où l’image est partout, où l’image prédomine, il y a là toute une dimension visuelle et sociale qui est mise en action et qui conditionne nos vies. Le simple panneau routier et le feu de circulation régissent nos déplacements. L’architecture structure nos espaces de vie et nos relations sociales. Le panneau-réclame et la publicité communiquent des façons d’être et de consommer. Dans un contexte technologique où chacun est en mesure de produire et de diffuser des images à partir de son téléphone intelligent, où la consommation d’images est inévitable, la sociologie visuelle propose de mobiliser la production d’images, fixes ou animées, pour rendre compte des différentes réalités sociales qui travaillent et traversent la société.

En fait, les images dépeignent des réalités sociales que ne peuvent montrer les mots et les chiffres, d’où la nécessité de les mobiliser pour saisir toutes les subtilités de la réalité sociale. En arts visuels et médiatiques, l’image et le message encapsulent des valeurs sociales, d’où l’idée de les décoder, socialement parlant. En géographie, les innombrables repères visuels disséminés partout sur le territoire circonscrivent un territoire social invisible, sous-jacent, en épaisseur, qui se superpose au territoire géographique, d’où des repères, des parcours, des franges et des réseaux visuels qui régissent la vie sociale dans son ensemble. En architecture, le bâtiment, à travers ses aménagements, structure la nature même du lien social dans des parcours visuels précis, définit les conditions de l’espace de vie, d’où l’importance de le traduire en images pour en saisir la portée sociale.

Si on part de l’idée que l’image doit être pensée comme un texte, c’est-à-dire des tissus capables de former des ensembles de significations dont il est possible de décrire le fonctionnement et les effets induits, le lecteur sera amené à traiter l’image comme un modèle efficace d’expression, de communication, de monstration et de démonstration, un outil qui rassemble les trois principes fondamentaux d’une analyse : la description, la recherche des contextes, l’interprétation.

Si le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots, et si l’image met le citoyen en contact avec des réalités qu’il ne verrait pas autrement, alors la sociologie visuelle doit donc s’appuyer sur des concepts théoriques qui lui sont propres pour parvenir à rendre compte autrement de ce que la sociologie théorique ou quantitative fait déjà avec rigueur et efficacité. Autrement dit, si la sociologie visuelle veut rendre compte de la façon la plus adéquate possible des réalités sociales par l’image, elle ne doit en rien sacrifier à la rigueur de la méthode scientifique. Et c’est justement ici qu’intervient notre proposition de territoire visuel, car nous pensons qu’elle dispose d’un certain potentiel pour parvenir à traiter le social à travers l’image.

En cliquant sur chacune des images de gauche, j’invite le lecteur à entrer dans le potentiel qu’offre la sociologie visuelle. Qu’il s’agisse de l’image, fixe ou animée, tout un monde de possibilités d’analyse à caractère sociologique se dévoile et montre à quel point l’image est un puissant outil de mise en relief de différentes réalités sociales.

La jeune femme chic

Stratification sociale

L’homme aux vêtements usés et élimés (© Pierre Fraser, 2017)
La jeune femme chic (© Pierre Fraser, 2016)

Le statut socio-économique d’une personne se reflète non seulement dans des indices subtils tels que certains mouvements du corps lorsqu’elle est en relation avec d’autres personnes, mais aussi dans le fait que les inégalités sociales sont reproduites par le corps d’où l’idée que « le corps social fait du corps individuel la courroie de réception, de transmission et de transformation de son ordre symbolique [où] le corps individuel est toujours engendré par l’information à partir de laquelle le corps est socialement construit et reconnu. C’est cette information qui soutient, de façon synchronique, une vision particulière du corps social et du corps individuel1. »

Référence de cet article

[1] St-Jean, M. (2010), Métamorphose de la représentation sociale du corps dans la société occidentale contemporaine, Thèse de doctorat, UQAM, URL: https://archipel.uqam.ca/3756/1/D1938.pdf.

Citer cet article
Vignaux, G. (2021). « La restitution de résultats ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 19-22. ISBN : 978-2-923690-6-2.

La première photo, L’homme aux vêtements usés et élimés, se veut une amorce pour un article traitant des attitudes corporelles et du port de certains vêtements liées à l’appartenance à une classe sociale donnée. Si on part de l’idée que les attitudes corporelles se construisent, dans les quartiers défavorisés, à partir de corps fatigués, de vêtements usés et élimés, la démarche lente et les itinéraires discrets, en contraste avec l’environnement global mobile, c’est peut-être qu’elles traduisent une certaine inertie, un certain abandon au sort. À l’inverse, les corps jeunes et énergiques, vêtus à la dernière mode et à la démarche affirmée, sont en contraste, dans les sociétés occidentales, avec une large part de la population vieillissante.

La seconde photo, La jeune femme chic, poursuit cette analyse des attitudes corporelles. En l’examinant attentivement, on constate, à l’arrière- plan, un homme adossé à un mur qui est aussi un habitué de la banque alimentaire du quartier et des services de soutien aux personnes démunies. À remarquer aussi le contraste de ses vêtements par rapport à ceux de la jeune femme qui passe tout juste devant lui, tout comme l’attitude corporelle de la jeune femme par rapport à celle de l’homme.

Concrètement, la géométrie sociale se construit toujours à partir de contrastes, de là la nécessité de tout un travail de typification des attitudes corporelles qui reste encore à faire. En ce sens, ces deux photos traduisent deux phénomènes : (i) la façon de se vêtir de certaines personnes démunies et la posture corporelle, parfois prostrée, des gens défavorisés — certes, tous les gens défavorisés n’ont pas une posture corporelle prostrée ni ne porte tous des vêtements défraîchis — ; (ii) la façon dont les attitudes corporelles des uns et des autres entrent en contraste, tracent des parcours à la fois visuels et sociaux, délimitent un territoire visuel et social où se vit la mixité entre gens nantis et démunis.

Faut-il ici souligner que l’allure même d’un vêtement signale l’appartenance à un groupe social ou à une classe sociale donnée. En fait, et c’est là où les choses deviennent intéressantes, c’est que si on s’y mettait et qu’on analysait les vêtements que porte la jeune femme, ainsi que le type de valise qu’elle tire, la posture de son corps et la position de sa tête, ceux-ci pourraient nous en dire beaucoup sur sa position personnelle sur le gradient social, tout comme si on procédait à la même analyse pour l’homme à l’arrière-plan ; il y a ici toute une sociologie des postures du corps et de la mode à convoquer.

En fait, en partant de plusieurs photos, il devient dès lors possible de restituer de véritables résultats en autant que l’on fasse une fidèle description de ce qui constitue la représentation de chacune des photos, que l’on en identifie correctement les contextes respectifs, et que l’on puisse parvenir à une interprétation somme toute relativement fiable.

Urban gymnasium

© Pierre Fraser, 2018

In contrast to enclosed sport practices, open space sport offers some benefits for many people and this is reflected in the urban environment where more and more people are playing sport in open spaces rather than in specific facilities.

On the social level, while the gym only allows you to show yourself to a limited number of people, often the same ones, the urban environment allows you to free yourself from this constraint. So much the better if we meet people we know, because they will also recognize themselves in this practice.

© Pierre Fraser, 2018

From our clothing and accessories, they will be able to judge how much we are willing to invest in our health. Does your bike have a carbon fiber frame and wheels? How much does it cost? All these questions go beyond the strict framework of health and refer to the individual in society.

© Pierre Fraser (sociologue, PhD) / texte et photos

Feeling the coolness of the rising sun, the warmth of the midday sun, or the coolness of the setting sun, is nothing like being cooped up within four walls to practice your favorite physical activity.

Otherwise, sweating in the hot sun, panting as you pass a fellow runner who is also sweating and panting, shows that the effort required to be healthy is taken seriously. Better yet, running in the snow or rain not only shows a commitment to your own health, it also shows that you are prepared to face adversity in all its forms.

Sports activity in an urban environment is not only a sports activity, but also a social activity inscribed in a space and a territory. Here, everything becomes a visual reference point. Seeing the horizon in front of you and not having the limits imposed by four walls, soaking up the presence of trees while riding your bike, seeing the grey of the asphalt on which you run, appreciating the impression of infinity of an azure blue sky while practicing your favorite activity can in no way be compared to a gym.

© Pierre Fraser, 2018

Gymnase urbain

© Pierre Fraser, 2018

À l’inverse des pratiques sportives en milieu fermé, le sport dans les espaces ouverts offre certains avantages pour de nombreuses personnes et cela se reflète dans le milieu urbain où de plus en plus de personnes pratiquent un sport dans des espaces ouverts plutôt que dans des installations spécifiques.

Sur le plan social, alors que le gymnase ne permet de s’afficher qu’à un nombre restreint de personnes, souvent les mêmes, le milieu urbain permet de s’affranchir de cette contrainte. Tant mieux si l’on croise des gens que l’on connait, car eux aussi se reconnaîtront dans cette pratique.

© Pierre Fraser, 2018

À partir de nos vêtements et de nos accessoires, ils pourront juger de ce que l’on est prêt à investir pour assurer sa santé. Votre vélo a-t-il un cadre et des roues de fibre de carbone ? Combien coûte-t-il ? Toutes ces questions dépassent le strict cadre de la santé et renvoient à l’individu en société.

© Pierre Fraser (sociologue, PhD) / texte et photos

Sentir la fraîcheur du soleil levant, celle de la chaleur du soleil du midi, ou celle plus fraîche du soleil couchant, ne se compare en rien au fait d’être enfermé entre quatre murs pour pratiquer son activité physique préférée.

Autrement, transpirer sous un soleil ardent, haleter alors que l’on croise un congénère qui, lui aussi, transpire et halète autant, c’est aussi montrer que l’effort requis pour être en santé est pris au sérieux. Mieux encore, courir alors qu’il neige ou qu’il pleut, c’est non seulement montrer son engagement envers sa propre santé, mais c’est aussi montrer que l’on est prêt à affronter l’adversité sous toutes ses formes.

L’activité sportive en milieu urbain n’est pas seulement qu’activité sportive, mais aussi activité sociale inscrite dans un espace et un territoire. Ici, tout devient repère visuel. Voir l’horizon devant soi et ne pas avoir les limites imposées par quatre murs, s’imprégner de la présence des arbres alors que l’on roule à vélo, voir le gris de l’asphalte sur lequel on court, apprécier l’impression d’infini d’un ciel bleu azur tout en pratiquant son activité préférée ne peut en rien se comparer à un gymnase.

© Pierre Fraser, 2018

Sirène aux abords du fleuve Saint-Laurent

Sirène aux abords du fleuve Saint-Laurent

Art en contexte, sculpture intégrée dans son milieu, immensité du fleuve Saint-Laurent, l’Île-aux-coudres réserve des joyaux visuels à qui sait les repérer.

Cette sirène, à gauche de la photo, installée sur un terrain privé longeant le Chemin de la Bourroche, invite à plonger dans l’immensité du fleuve. Photo prise le 30 mai 2016, en début de soirée après un orage, le soleil transperce les nuages, découpe en contrejour la silhouette de la sirène, augmentant d’autant l’effet esthétique de cette composition photographique.

© Pierre Fraser, 2016 / texte et photo

© Pierre Fraser, 2016

Sur un déambulateur

© Pierre Fraser, 2015

Mise en récit : ces deux photos doivent conduire à une mise en récit qui intègre les deux étapes précédentes, c’est-à-dire que ces deux photos, d’une part, ont délibérément été choisies pour raconter quelque chose de cohérent — cohérence qu’il s’agit de restituer —, et d’autre part, le contact avec l’image doit inciter à produire un récit à propos de tout ou partie des photos où la première photo révèle les vêtements élimés d’un homme qui fume en milieu urbain à l’intersection de deux rues achalandées, tandis que la seconde révèle des vêtements de bonne qualité d’un homme qui observe la nature dans un boisé urbain .

© Pierre Fraser, 2017

Possibilités d’interprétation : la mise en récit n’épuise pas pour autant toutes les possibilités, car elles désignent aussi un continuum narratif compris entre deux pôles. En d’autres termes, bien souvent, derrière un propos généralisant (constatif, esthétique, moral), se profile une expérience vécue pour celui qui regarde ces photos, une relation à un proche, sur un mode finalement inductif.

Sur un déambulateur

Citer cet article
Fraser, P. (2021). « L’entretien photographique ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 14-17. ISBN : 978-2-923690-6-2.

Ces deux photos doivent conduire à une production de sens, à une généralisation, à une mise en récit et à différentes possibilités d’interprétation.

Production de sens : ces deux photos présentent deux hommes assis sur un déambulateur dans deux contextes différents.

Généralisation : ces deux photo doivent susciter chez celui qui les regarde un jugement global sur la situation sociale des deux hommes assis sur leurs déambulateurs — celui de gauche est installé à l’intersection des rues Saint-Joseph et Du Pont dans le quartier Saint-Roch de Québec, un quartier en processus accéléré d’embourgeoisement où se vit la mixité sociale, et celui de droite se retrouve au Parc Chauveau, un parc urbain inscrit dans l’un des quartiers favorisés de la ville Québec.

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Le chien assis à la table

SOCIOLOGIE VISUELLE

au bistro un dimanche matin

Et c’est là où le chien assis à la table permet de mettre en image une situation sociale contrastée où la mixité sociale devient de plus en plus conflictuelle. Pour rappel, une situation sociale contrastée, dans le monde de la sociologie visuelle, renvoie à l’idée d’un moment photographique particulier où les différences entre classes sociales se manifestent de façon évidente, et ce montage photographique en rend compte.

Contraste social en devenir (1)

© Pierre Fraser

Situation sociale contrastée (2)

© Pierre Fraser

Le quartier Saint-Roch de la ville de Québec est un quartier en processus d’embourgeoisement depuis une quinzaine d’années. La mixité sociale, où la favorisation et la défavorisation sociale et matérielle se côtoient au quotidien, y a donc toujours été présente. Toutefois, depuis le déménagement dans ce quartier, en 2021, de la résidence Lauberivière pour personnes sans-abris, cette mixité est désormais au cœur de différentes préoccupations de la part de la population mieux nantie.

Alors que je déambulais sur la rue Saint-Joseph, ce qui m’a tout d’abord interpellé, c’était cet insolite en contexte, à savoir un chien assis à une table de bistro en compagnie de sa maîtresse. Toutefois, j’ai rapidement réalisé qu’une situation sociale contrastée allait se manifester (photo 1), alors qu’un habitant défavorisé du quartier s’avançait dans ma direction.

Du moment où l’homme dépassait le chien et sa maîtresse, j’ai capté ce moment où la rencontre de classes sociales différentes a lieu, alors que le chien me regarde, que l’homme passe son chemin sans se préoccuper du chien assis à la table, et que la propriétaire du chien jette un coup d’œil furtif à cet homme qui poursuit son chemin (photo 2).

Il va sans dire qu’une photographie n’est jamais tout à fait objective et qu’elle est aussi subjective, Objective, dans le sens où elle saisit la réalité objective d’un moment particulier, car elle encapsule un temps et un lieu, tout comme les valeurs culturelles et socioéconomiques d’une époque précise. Subjective, dans le sens où elle est le résultat d’un cadrage effectué par le photographe, car tout cadrage reflète forcément un choix délibéré en fonction du sujet traité.

Autrement, étant donné que la sociologie n’a pas à juger du «positif» ou du «négatif» d’un phénomène social, mais d’en expliquer ses rouages, il en va de même avec la sociologie visuelle, à la différence près qu’elle montre ces mécanismes à l’œuvre derrière un phénomène social précis.

© Pierre Fraser (PhD) / texte et photo, 2022